RECIT D'ANDRE MONTIER  

ou de PIERRE GAULTIER ?

en tous cas, d'un membre de la famille !

 

  (ce texte m'a été communiqué par mon père, sous forme dactylographiée, sans signature, comme étant écrit par "Toirmen" alias André MONTIER. Etienne GAULTIER détient également de longue date ce texte, écrit selon lui par son père Pierre GAULTIER. Cette seconde hypothèse est d'autant plus vraisemblable que l'auteur semble effectivement habiter à Argenteuil, à proximité de la "Gare du Stade", ce qui était bien le cas de la famille GAULTIER...)

 

 

JUIN 1940


 

 

            Nous avons eu la guerre.

            Si je l'avais oublié au seuil de cette journée de voyage aux Andelys je m'en serais bien vite souvenu.

            A 7 heures je dois en effet, avec mon vélo, emprunter un bateau pour traverser la Seine juste en face de chez moi. Tous les ponts sont coupés. Mais la vieille France que l'on veut réformer n'est pas encore morte, j'apprends en effet qu'à la gare du Stade, on ne peut enregistrer mon vélo, cette formalité n'étant prévue qu'à Colombes que je dois donc gagner.

            J'y paie 3 frs pour mon vélo (2 frs pour moi) alors que peu après St Lazare on ne me demande que 2 frs pour le mener de Paris à Venables !

            Faute de pont, le train doit gagner Versailles par Puteaux, St Cloud et Mantes par Epone.

            Dans le train, peu de monde.

            Avant Mantes, pas de trace de guerre si ce n'est à Nanterre qui a été particulièrement visé au bombardement du début de Juin.

            A Mantes même, le passage du chemin de fer en tranchée ne permet pas de voir grand chose de la ville.

            La gare a été bien touchée -on travaille activement à la réparation des voies. Partout des carreaux sont à remettre car bien entendu, les maisons des alentours de la gare ont souffert aussi du bombardement. Des trains ont été fortement touchés. A Vernon, on se rend compte que l'arrosage a été plus général, mais c'est paraît-il le centre de la ville qui a été le plus touché. La gare de Gaillon et les usines voisines ont reçu également leur lot. Là on a dû se battre aussi, les poteaux télégraphiques, téléphoniques, électriques sont abattus en grand nombre et l'on s'explique pourquoi les communications ne sont pas encore reprises.

            Au château de Tournebus, je m'aperçois sans difficultés de la qualité des hôtes en voyant ceux-ci faire individuellement le pas de l'oie devant le château lors du passage du train.

            A la paisible halte de Venables je suis reçu vers 12h par trois allemands nus jusqu'à la ceinture qui prennent un bain de soleil dans des transatlantiques.

            Une femme est là tout de même qui me confie que Venables a souffert du bombardement terrestre.

            Sorti de la gare, on entre sur le champ de bataille.

            Une panhard E.S. gît là malgré la croix gammée dont elle est généreusement décorée.

            Au carrefour de la route de Villers et de celle de Louviers se trouve un tank et à côté, une tombe.

            Plus loin une caisse de munitions allemande remplie d'obus pour petit canon. Des effets militaires, encore une voiture, allemande celle-là.

            A la Capelle, rien de particulier.

            Au delà de la cabane du cantonnier des tombes allemandes et françaises en différents endroits.

            Sur les bords de la route, traces évidentes d'un piétinement et d'un passage intense, l'herbe n'existe plus, des branches pendent, des boîtes de conserve, des boîtes de cigarettes ou d'allumettes, des papiers jonchent le sol.

            Dans les bois qui longent les routes, partout des alvéoles sous feuillages ont été créées pour cacher autos, camions et canons.

            Des canons français sont encore là près de la route de Tosny.

            Le pont étant coupé, cette route de Louviers ne conduit plus à rien, il n'y a donc aucune circulation, c'est le silence le plus complet.

            Aucune maison n'a été touchée à Bernières.

            Au rendez-vous de chasse, j'ai le plaisir de trouver Hauchard, sa femme, son petit-fils et son neveu. Hauchard et sa femme sont là depuis le Dimanche 9 Juin.

            En l'absence de la femme Annezo pas encore rentrée et dont la demeure est fermée, il m'est difficile de dire si le contenu des armoires et des placards est au complet ?

            Ces messieurs se sont en effet montrés assez exigeants et un placard qui ne s'ouvrait pas assez vite à leur gré a eu à souffrir de sa résistance.

            Hauchard a toujours son cheval, il a même une auto Lorraine Dietrich dont les allemands lui ont fait cadeau. C'est une compensation momentanée aux pertes qu'il a subies à la Garenne dans son mobilier qui a été brisé. Sa fille a elle-même dû renoncer en faveur de ces Messieurs à un vélo acheté 1.100 frs il y avait 3 semaines. "Trop beau pour vous madame " dirent-ils seulement.

            Une omelette et un sandwich emportés me permettent d'aller affronter les spectacles des Andelys.

            Avant d'y arriver, j'ai pu constater que le bois avait été brûlé dans la Tremblaye depuis le 1er chemin en venant de Bernières jusqu'au chemin du chêne à Trois Marques dans la partie le plus proche du chemin du fonds, soit environ 30 hectares. Les sapins toutefois ne sont pas consumés et pourraient être exploités cet hiver.

            Ainsi que nous enfumons les furets pour les faire sortir des terriers de lapins, de même les allemands opérèrent ainsi pour faire sortir les soldats qu'ils croient cachés dans un bois. C'est évidemment une méthode.

            Aux approches du pont, une auto-mitrailleuse est brûlée. On voit aussi paraît-il la tombe d'une petite fille tuée là.

            L'explosion de la mine qui a détruit le pont dans l'après-midi du Dimanche a fortement endommagé les immeubles voisins. Je ne parle pas seulement des vitres et des tuiles. Le café du coin est à rebâtir. Le siège du Club Nautique est de plus traversé par un obus. La maison voisine a été aussi bombardée et celle d'après également. Les autres n'ont pas souffert. Le pond pend lamentablement dans le fleuve, bien entendu, il n'y a plus de navigation de ce côté.

            Je repasse sur la rive droite de la Seine sur un bateau conduit par l'ancien commis de Tillaye. En face, je suis reçu par ces Messieurs qui gardent deux péniches d'essence.

            Le Petit Andelys est bien mort, mais on s'aperçoit aux portes ouvertes par effraction, aux volets ouverts, que les propriétés ont reçu des visites. Quelques carreaux cassés rappellent qu'il y a eu des explosions mais la seule maison démolie est celle de Madame Martel, incendiée on ne sait trop comment.

            De loin, je vois que ces Messieurs entrent et sortent de Ma Normande, de la Roseraie et des Marronniers. Là, toutes les portes sont grandes ouvertes et une sentinelle fait les 100 pas.

            Sur l'herbe gisent deux voitures abandonnées et les restes d'une automobile de pompier sur laquelle était tombée une bombe.

            Je m'aperçois aussi que la ruelle était élargie au détriment de notre jardin. Les Allemands avaient projeté d'établi un pont de bateau dans le prolongement de cette ruelle. Celle-ci n'étant pas assez large, le génie a mis à bas le mur. Le projet a été abandonné mais le mur est toujours bas.

            Les petites maisons sont toujours debout, cependant, les logements de gauche ont vu leurs encadrements de portes et de fenêtres sauter et sont inutilisables pour le moment. Une bombe est en effet tombée sur la voiture de pompier qui se trouvait alors en stationnement à l'entrée de la petite ruelle. Nous avons à déplorer à cette occasion la mort de la boulangère tuée avec un jeune homme et une autre femme.

            En raison de cette explosion, 2 carreaux sur trois ont été cassés dans la maison ( sauf à la véranda où la proportion est moindre).

            Le commandant étant installé à Ma Normande, je me suis fait introduire auprès de lui par un soldat parlant le français sans aucun accent. Accompagné d'abord du commandant, ensuite de mon interprète, j'ai visité la plupart des pièces de la maison.

            J'ai pu constater qu'il n'y avait plus de lit.

            Dans chaque chambre, il y a parterre des sommiers et des matelas permettant de coucher de deux à six soldats.

            La plupart des commodes et armoires à glace ont disparu, les tables et les chaises aussi. C'est le fait des premiers occupants. Au dire des gens, la Seine servirait de garde-meuble. Les placards fermés ont été fracturés. Leur contenu a dû être dispersé avec l'aide des gens du pays.

            Juliette étant là, j'ai eu la pensée de garer ce qui a première idée m'a paru le plus utile à garer : les titres de propriété restés dans la placard de mon cabinet de toilette, le cartel de la salle à manger et 3 assiettes décoratives, et le cartel du billard. Juliette de son côté avait sauvé déjà deux cafetières en argent et quelques petites cuillères.

            J'ai donné une décharge écrite au commandant.

            Celui-ci m'a autorisé à visiter la Roseraie occupée par des prisonniers français. Ce sont des gens dans le cas de Raymond.

            Il m'a semblé qu'il restait plus de mobilier qu'en face.

            Dans le garage, il y a des chevaux.

            Ni là ni au potager, je n'ai trouvé trace de bateaux.

            Tant que les propriétés seront occupées, je crois qu'il n'y a aucune mesure à prendre, sauf à obtenir l'autorisation d'emporter d'autres affaires, si on peut m'en signaler que je puisse retrouver. J'ai laissé à Juliette Lecroeurer un mot l'accréditant.

            Il serait désirable que la propriété soit close sur la ruelle, mais tant qu'il y a des occupants, je crains fort que toute clôture provisoire ne soit que ce courte durée. Hauchard a des ordres pour emmener sur place des pieux et du grillage qu'il posera avec Lecroeurer aussitôt le départ.

            J'ai poussé jusqu'à la maison Ricard que j'ai constaté, au rez-de-chaussée tout au moins, assez vidée.

            J'ai voulu clore mais je n'ai pu y arriver. Il faudrait que la municipalité s'occupe de cela !

            Ensuite, après avoir en vain couru après leur femme de ménage qui n'est pas encore rentrée, j'ai été chez les Cam où j'ai pu pénétrer sans mal, les 4 portes d'accès (1 sur la terrasse) étant ouvertes. Le Maréchal-ferrant qui avait déjà garé une voiture dans la cour n'avait pas songé à fermer les portes.

            Là, le spectacle m'a paru plus désolant qu'aux marronniers car le tout était dans l'état où l'avaient laissé les pillards : tous les meubles ouverts, les tiroirs parterre et leur contenu de même (je crois toutefois que le coffre a résisté). Une balle de revolver dans chaque glace. Mais au contraire des maisons occupées, la plus grande partie du mobilier semble resté. Je me suis efforcé de refermer les portes et en rentrant à Paris, j'ai conseillé aux Cam de venir réoccuper sans délai.

            Pour finir ma journée, j'ai été faire le tour du Grand Andelys.

            Le spectacle y est vraiment poignant - c'est une désolation.

            Depuis l'Hôtel de Paris jusqu'au Moulin voisin des Hasard d'une part, depuis la rue de la Sous-Préfecture jusqu'à la rue des Orgues d'autre part, 95% des maisons sont détruites entièrement. On distingue les carcasses seulement de la mairie et du Palais de Justice.

            Il n'existe plus rien des 3 études des notaires.

            La cathédrale domine la situation apparemment intacte, mais je pense que les voûtes sont effondrées.

            Ce désastre est le résultat de l'incendie provoqué par des bombes incendiaires et aussi, m'a-t'on dit, par des grenades incendiaires jetées à la main.

            Chaque jour, on retire des cadavres des décombres.

            Lorsque l'on a contemplé ce spectacle, on s'estime heureux d'avoir retrouvé ses maisons debout, même vides.

 

            Il y eut deux bombardements aériens le Samedi 8 Juin, l'un le matin qui visa le Petit Andelys. Des bombes tombèrent depuis le pont jusqu'au passage à niveau où des réfugiés furent tués. Un homme fut tué également dans le jardin Lambert.

            C'est l'après-midi que le bombardement fit fureur sur le Grand Andelys et provoqua l'incendie. On voit sur la colline à hauteur des alcools, une douzaine de cratères de bombes.

            Le pont fut coupé le Dimanche, jour où les Allemands arrivèrent tant pas les Andelys que par les bords de Seine en provenance de Muids ou de St Pierre.

            Un duel d'artillerie s'engagea depuis le Port Morin, puis Bernières par dessus les Andelys. Une batterie française fut installée dans les sapins du fermé de la Garenne, une autre près de la route de Tosny à Bernières. Des mitrailleuses françaises étaient cachées à La Capelle.

            Les Allemands entrèrent à Bernières dans la nuit du Dimanche à Lundi, leurs autos blindées ou tanks tirèrent quelques salves de mitrailleuse pour s'assurer qu'il n'y avait pas de résistance. Cette manifestation n'ayant donné aucun résultat, ils sortirent alors de leur blindage et debout, jouèrent de l'harmonica.

            Du côté de Tosny, un convoi hippomobile fut attaqué et pendant trois semaines, de nombreux cadavres d'hommes et de chevaux restèrent sur place.

            C'était devenu pestilentiel. On dût brûler.

            Le Lundi, il y eut encore bataille entre Venables et Heudebouville - la rue centrale de Louviers a beaucoup souffert et le maison de Moulin serait détruite.

            Un témoin placé au Thuit (le château est toujours debout) aurait été mieux à même de donner une idée d'ensemble des opérations effectuées.

            Deux ponts de bateaux qui sont enlevés, avaient été construits, l'un pour 9 tonnes, l'autre pour 18 tonnes.

            Les Anglais à leur tour vinrent distribuer quelques dragées.

            Malgré les Français, malgré les Allemands, j'ai encore pu voir lapins et lièvres sur la propriété le soir à Bernières pour y coucher.

           

            Quel fut le sort de tous les gens ? J'en ai tant entendu que je confonds le récit de chacun d'eux.

            Aux Andelys le Samedi matin, on fit savoir que l'on devait évacuer la ville. Il y eut du flottement.

            Toutefois les bombardements mirent fin au flottement et ce fut l'exode dans le courant de la journée.

            Juliette Lecroeurer partit. Les Vallée partirent : 3 filles sont rentrées, les parents sont restés, dans la Mayenne je crois, le père ayant une péritonite.

            Goulé est revenu et a enlevé tout son mobilier. Madame Boirel que j'ai rencontrée avec sa mère faisant son petit tour des ruines est rentrée depuis Mardi. Elle n'a plus beaucoup de literie chez elle. Les Spork aussi sont rentrés. Le fils Ganif n'a pas bougé, il est ouvert. Ravaux est là, l'Hôtel des fleurs est ouvert. J'ai bavardé avec madame Chauchis qui frisait une dame. Les Américains seraient restés dans leur île.

            Quant à notre curé, il se réfugia pendant un mois dans les bois de Cléry allant se ravitailler de nuit dans les villages. Le régime ne lui a pas réussi, il a dû l'autre jour redescendre puis partir à Rouen pour raison de santé.

            Denise et Arthur à qui j'ai parlé se sont réfugiés simplement dans le fond de leur jardin.

            A Bernières, la population fut alertée de l'approche des Allemands dès le matin de Dimanche et chacun fit ses paquets, le maire partant dans les derniers. Hauchard arriva dans ces préparatifs et retourna aussitôt à la Garenne pour avertir et faire les paquets.

            Avec cheval et voiture, les chiens, son gendre et ses filles (ils étaient 8) il s'apprêtait à joindre la Capelle par le chemin qui traverse la plaine des Cerisiers. On se battait de tous côtés, des balles sifflaient, des obus éclataient, arrivé au milieu de la plaine, ils se trouvèrent pris sous les deux feux et les tirs coordonnés de batterie d'artillerie. Le cheval prit peur et s'enfuit en plaine avec la fortune de toute la famille installée sur la charrette. Hauchard fit descendre les siens dans la carrière et partit à la recherche de sa fortune. Il la rattrapa dans les bois, le cheval rentrait à l'écurie à la Garenne.

            Ayant jugé cette tentative suffisante, Hauchard fit revenir sa famille sur ses pas et s'installa au rendez-vous de chasse dont il jugeait les caves plus solides que celles de sa maison et c'est ainsi qu'il devint le grand homme de Bernières.

            Resté seul avec sa famille dans le village, il a dû en effet s'occuper d'environ 125 vaches qui seraient mortes si il ne leur avait pas donné à boire, de 50 chevaux échappés à des réfugiés, de nombreux chiens, lapins et volailles.

            Le tout, au début était dispersé dans la plaine parmi les récoltes. Il dût cantonner les bêtes dans les herbages et leur porter à boire; quant aux chiens, il en abattit une trentaine.

            Pour cette tâche, il fut rejoint au bout de quatre jours par Jules Heudebert. Si dans la journée ils étaient fort occupés au dehors, le soir ils n'étaient pas encore tranquilles. Les Allemands chassaient le lapin à balle et celles-ci venaient siffler par dessus les maisons. D'autre part, les aviateurs anglais tournaient au-dessus d'eux. Aussi, pendant 12 jours avec Jules Heudebert, ils couchèrent dans la cave. Le couvre-feu était d'ailleurs à 8 heures. Et pendant la nuit, les Allemands venaient encore leur rendre visite avec leurs lampes électriques.

            Tous étaient tellement absorbés qu'il n'était pas question  d'aller à la recherche de pain qu'ils n'auraient peut-être pas obtenu aux Andelys tout au moins ; ce sont donc des pommes de terre que pendant ce temps ils mangèrent.

            La tâche de Hauchard n'est pas encore terminée puisque Duhamel parti avec madame Annezo ses enfants et Victor Potel avec sa famille ne sont pas encore rentrés. Des bruits divers courent, ils auraient été mitraillés, le fils Annezo aurait été blessé, Victor aurait dû abandonner l'important matériel et les chevaux qu'il avait emmenés.

            Les Palfresne effrayés par les explosions s'arrêtèrent dans les bois à l'entrée de Bernières et c'est là qu'ils passèrent 48 heures avant de rentrer chez eux.

            Thorel que j'avais vu le premier m'a raconté comment il avait échappé à la mitraille, en rampant, sa bête qui lui avait échappé a été tuée sous ses yeux. Il est ainsi parti à plat ventre jusqu'à Gaillon - Tu vois le spectacle.

            Que de tristesses. Et ce n'est rien puisque ceux-ci ont retrouvé leur foyer.

 

FIN

 

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